« Mais un fripon d'enfant, cet âge est sans pitié
Prit sa fronde, et, du coup, tua plus d'à moitié
La Volatile malheureuse, » Les Deux Pigeons, Jean de la Fontaine.
Je me souviens de cette première visite qu'il me fit. À travers la fenêtre, je vis des taches sur le Soleil, reposa mes lunettes, me frotta nerveusement les yeux et recouvrant la vue, l'admira devant moi, entre la porte du bureau et mes casiers gris emplis de dépression et de larmes.
D'une voix clémente, il me dit être Simon. Je lui dit bienvenue, l'invite à s'asseoir. Celui-ci se prostre sur le relatif confort de sa chaise. Il n'est pas encore sorti de l'enfance, cela se voit. Je remarque cette lueur qui continue de subsister dans le fond de l’œil. Une exclamation continue au monde qui s'offre. Soit il est idiot, soit il est contemplatif. Il ne bave pas, c'est qu'il est émerveillé par la saine joie des poètes.
Il me regarde un moment, se vide de toute personnalité, prenant soudain la tenue du patient, pâle, livide, chauve et les yeux roulants. Puis, il reprend l'été complet de sa fougue et m'adresse la raison de sa visite. En tant que M'ssieur le pédopsychiatre, je me devais de l'aider dans ses problèmes familiaux. Son air était mal assuré, et tout se contractait contre lui. Les mains tremblaient pour faire cesser la langue balbutiante, le front dansait pour endormir les yeux. Et le plus fort, c'était la stupide audace qu'il prenait à parler fort dans le bureau écrasant. Isolé, il faut hurler pour prendre de l'importance. Cas d'école.
Je rabats à ce moment mes dossiers, pose l'encrier sur le coin opposé de la table de frêne. J'observe le papier peint derrière lui, il est vert-cendre avec des motifs de paons. Quoi de plus oppressant ? Quoi de plus parfait ? Ainsi, je commençais l’intéressante enquête.
« Quelles sont vos problèmes ? Listez-les donc, par degré d'importance. » lui dis-je avec froideur. Il tombe dans sa psyché, et édicte les malheurs d'une jeunesse bafouée. Son père le considère inférieur car l'enfant ne répond pas à ses exigences. Le fils indigne n'est pas un mathématicien génial ou un athlète beau et vertueux. Classique. Un point plus intéressant se porte sur la sœur absente. Celle-ci aurait, selon mon invité, trois ans de plus et manque à son rôle de guide. Toujours batifolante, elle est à la maison sans vraiment y être, discute avec ses amies au téléphone, joue du piano sans se soucier le moins du monde du reste du foyer. Elle ne donne pas une stable perspective du futur. Que deviendra-t-il ? La sœur est en transition. C'est certain. Simon – oui, c'est cela – a peur. Il a peur d'entrer dans l'adolescence, phase où sa sœur s'est perdue, changeant radicalement de caractère. Le rapport temporel est brisé. La bonne fille était joviale, simple comme notre débonnaire Simon. Il s'en rappelle, enfin, sa nostalgie lui dit qu'ils jouaient ensemble tant et tant. Les liens étaient forts.
Le lien n'existe plus, Simon est faible de ne pouvoir comprendre ces changements. Elle s’émancipe et « Qui serai-je ? Qui sortira le chien ? » pense-t-il.
Rien de bien folichon, nous devrions pouvoir purger ce souci, cette absence sororale. Il continue l'effroyable table des lois, mais pour qu'il ne prenne pas trop d'assurance dans cette conversation le poussant jusqu'à mentir, je me détourne de lui. J'observe, taciturne, les immeubles en chantier au bout de l'avenue. Il est déconcerté, je n'ai pas l'air de l'écouter. Bonne impression.
Nous revenons sur le père. Simon théorise. J'écoute, distrait. Le Père serait le coupable dans le tribunal imaginaire présidé par Simon, c'est lui qui a tout fait changer. Il est coupable des évolutions incompréhensibles que subit la famille ! Il a enlevé la sœur de onze ans, pour la remplacer par une étrangère, une grande sotte de quinze ans, ruminant son solfège. Ce Saturne en puissance mange le temps, empêche tout amusement. Il fait mine d'être gentil roi. Il ne donne pas les clés du palais dit l'enfant. J’interromps tout de suite : « Que cache donc ton père ? »
Il se tait. L’œil brille comme un caillou dans un creux. Je pose l'encrier à mon flan. Il déplie les jambes. Je vois, Simon se libère, tactique imparable. Le morveux crache sur le Père et devient révolutionnaire lorsqu'il est hors du royaume familial.
« Qui est dans le palais ? » répété-je. Rien n'y fait. Il est tard, j'avise ma montre et peut le déclarer.
« La séance est finie, Simon. Tu reviendras la semaine prochaine, dis ? »
Il revint, comme conclu, chaque semaine, Parfois muselé, parfois déchaîné, toujours prisonnier. En lui, je vis une flamme grandir de séances en séances. Je commençais à prendre des notes, pour marquer les évolutions. Je connaissais la situation initiale, chaque détail cursif comptait. En me parlant de toute cette vie, cette vie de batelier ivre d'ennui, se dessinait de fait sous mes yeux, un roman bourgeois.
Simon pose comme thèse que son problème est l'instabilité de son foyer. Qu'il est loin du compte ! Son imaginaire est coulé, ses jouets sont identiques, c'est la morgue de l’unicité qui le guette. Comment endurer des heures qui n'en sont plus ? Un languissant passage, du soleil coulissant sur le ciel qu'on voit à peine, les yeux sombrant de fatigue et de paresse. Il s'ennuie ! J'essaie d'expliquer mon analyse à Simon.
Il ne comprend pas.
Les notes s'empilent, comme une Tour de Babel prête à s’éparpiller dans l'étroite salle aux quatre coins du tapis Louis XV. Les semaines passent, cet enfant est d'une fascinante monotonie. Ses petits gestes de futur commerçant captent mon attention qui jadis, lors des fins d'après-midi, virevoltait avec l'activité des passants. Le petit était triste de ne pouvoir aider la Mère. Cette protagoniste revenait d'ailleurs de plus en pus souvent, ça et la chasse aux papillons étaient les grands thèmes de son épopée chétive.
Qu'elle était douce, qu'elle était angélique, sous des traits maternels de sainte. Sa prestance était celle d'un nuage, elle s’éparpillait en bonbons sucrés dans la gorge de Simon qui fantasmait absolument. Il devenait d'ailleurs, étrangement sensuel et à-propos. Sa Sœur devint méchante fille, le Père se fourchue en satyreaccaparant la Mère en sucre de chair. Toute cette mythologie familiale créait une vision centrée activement sur Simon. L'univers spatial semblait dédié à lui. Rien d’étonnant, entrant dans la phase égoïste de l'enfance, ses fantasmes le rendent prophète d'un monde qui soit le comprend, soit lui nuit. Il fait la morale et pleure lorsqu'on lui enlève la sucette si délicieuse qu'il a dans la bouche, la Mère. Alors que le Père est une figure juste, dure et cassante, un tyran désespéré et quand bien même, bon. Mais quel enfant aimerait une figure stoïque de marbre souhaitant votre bien et non pas votre plaisir ?
Je propose à Simon d'aider un peu plus la Sœur et le Père tout en laissant la Mère tranquille. Il me parle de chasse aux papillons pour toute réponse.
Ces résistances futiles me lassèrent, il devait me répondre ! Comment le sauver en ces conditions ? Je le fixais des yeux, à présent. Mes réponses étaient plus présentes, j'orientais l'enquête et l'analyse. Mais cette implication m'a amené à une erreur fatale : J'étais bien trop proche du patient.
Une semaine, il ne vint pas à la visite. J'écoutais dans le silence du froid cabinet baigné dans ma solitude et le mois de Septembre, les bruits provenant de l'escalier. Quel affront ! Il m'abandonne, comme ça, alors que nous avions convenu cette visite. J'étais ainsi, comme lui aux prémices, hurlant dans mon crâne et replié sur moi. Où était-il ? Qu'allai-je faire de ce temps fuyant ? C'était mon rendez-vous fétiche. Les autres patients me semblaient soudain fort loin. Leurs dossiers étaient à l'autre bout du bureau, sur le fauteuil où attendent les parents apportant la garnison à traiter. Celui de Simon était le plus garni, il était temps d'en finir. De finir cette enfance qui atteignait enfin la phase génitale. Entouré par des songes déontologiques, je me demandais qui crée qui au final ? Étais-je en train de transformer Simon en jeune homme ? Ou alors Simon faisait-il de moi un pédopsychiatre et que je n'étais plus rien sans lui ? J'envisageais l’échec. Mais quel échec ? C'est mon cas le moins intéressant, et pourtant celui qui accapare tout mon temps présent.
Pourquoi ? D'ailleurs je n'ai jamais vu aucun de ses parents. Il est venu, seul avec ses problèmes de ménagère. Il s'est refermé sur moi, le cabinet est devenu Simon.
Il ne manqua pas l’entrevue suivante. Je ne fis aucune remarque sur la séance ratée. Au contraire, je lui offrais un discret sourire et un verre d'eau frais. C'était la dernière fois qu'il serait enfant. Je mâche du tabac lentement en l'observant, tandis qu'il déblatère l'histoire des souffrances de son pancréas, son foie ou ses pieds.
Je lève le doigt au niveau de son visage et émet une hypothèse : « Ton père, n'est-il pas une entrave ? » Simon répond que oui, tout de même, il n'est pas tout le temps sympathique avec lui. Je lui prends la main. « Ne serait-il pas temps, à ton âge, de devenir quelqu'un ? Tu as bientôt treize ans. A ton âge, on se lève seul le matin, on ne se fait pas border par son père le soir... N'est-il pas en trop ? »
Le feu crépite en lui. Un feu de joie et de rage. Je tente de calmer l'extension de haine qui jaillit de l'être en fusion qui ne laisse échapper aucune émotion de ses mimiques, mais montre toute sa pleine passion découlant de ses regards. « Ton père, tu en as souvent parlé, tu l'aimes bien, non ? » Simon secoue la tête pour dire oui. « Mais pas assez pour le laisser détruire ta liberté... ? » Simon acquiesce avec une frénésie abyssale. D'où peut sortir ce feu intérieur ? Simon était si flasque, jadis. Ce petit garçon timide à marinière, ce doux troglodyte enfoui dans des rêves bénins, a mangé l'oiseau et est devenu lion. Regardez ce large molosse. Je lui jette enfin l'os désiré.
« Il faut tuer le père, Simon. Enfin, je veux dire par là qu'il faut le ramener à son rôle d'être humain normal. Il n'est plus un maître, un fameux chef de tribu. Affirme-toi. » J'avais dit ce que son univers entier murmurait sans oser le dire. Nous nous regardâmes d'une fascination mutuelle. Il souriait, assuré et intelligent. Il n'avait plus peur de quoi que ce soit, un feu n'a pas peur de l'eau, il embrase l'eau-même. Je n'ai plus rien à faire, il a tout compris, tout intégré. J'ai lancé, de mes mains froides, de mon encre mordante et de mes mots plats, une belle et étrange entreprise.
« Merci. » dit-il en quittant le cabinet. Assommé, je m'endors sur le fauteuil des parents-patients.
Observer un être de loin, c'est comme ouvrir un livre, commencer un roman. Ses traits se précisent, et l'on découvre. Qu'est-ce qu'on découvre ? Une journée, un jolie histoire qui commence à l'aurore et finit formidablement crépusculaire. Tout homme a une histoire, une âme est un livre dont on se délecte. Je n'aime pas les autodafés. Et pourtant. Pourtant, il y a eu ce feu. Ce feu qui m'ornait comme une couronne de crime.
Je me souviens de la première visite que je lui fis. Une drôle d'intrigue m'avait mené dans cet immeuble minable des mauvais quartiers de St Saint-Pétersbourg. Je me sentais mal, j'étais un jeune enfant troublé par des ricochets dans mon existence. C'était pour rire. Mais jamais rien n'est fait pour rire.
En pénétrant dans l'antre de cire et de mots, je perçois l'homme que j'avais conçu. Il était sec, habillé d'un large manteau pourpre et blanc à écharpe grecque, le pauvre pédopsychiatre, travaillant dans la Komsomolskaia, autant dire son tombeau qu'il creusait lui-même, triste comme une pluie d'été. A travers ses verres sombres, il me regarde sans bruit. Ses verres sont cerclés d'or et renferment de petits yeux inhumains. La pupille est réduite à un œil large et rougeoyant. Je lui dis être Simon. Ainsi commence la fin.
Est-il besoin de revenir sur les suites de « séances » millimétré par ses doigts de professeur, monstre pédant et noir ? Cette corneille qui sur sa branche, ce bureau miteux jalonnée de soi, d'écrits, de crachats, me mord avant même ma mort, est-il besoin de la présenter ? Vous connaissez déjà toute l'histoire.
L'apprentissage du jeune homme par l’intermédiaire du vieux sage. C'est connu, un Conte tellement ancré dans notre culture. Dans notre histoire, l'Auguste a un masque de dupe, le contre-pitre est trop fou pour la farce. Je suis Simon, poupée qu'il croyait pouvoir pincer ou caresser selon son bon plaisir. Ainsi finissait le début.
Tuer le père. Tel était la leçon du pédagogue écrasé par les plafonds de son front et de sa raideur. La semaine suivant ce conseil fatidique, j'entrais dans son bureau, il me croyait changé. Je l'étais comme un mouton qui a abattu un aigle. Le tremblant et vétuste vieillard me regarde toujours à travers ses montures relevées.
« As-tu appliqué mes conseils, Simon ? » dit-il se levant pour m'acclamer et se congratuler. Je regarde par la fenêtre avec une moue pour toute réponse. Il fait le chœur œdipien : « Jeune Simon, c'est inutile de venir si c'est pour ne rien dire ! Autant rester chez toi. » Le sarcasme de trop.
D'un fracas colossale, je renverse la table de frêne qui s'écroule sur le vieil homme entraîné par le tumulte. Roulant sur son corps, écrasant ses os moisis et lassés, il gémit « Tu es devenu fou ? » Je suis devenu libre. Dans un magnifique tourbillon éclatant, j'écrase le lustre comme une flèche massive sur son crâne, il saigne d'un seul coup. Ruisselle de la colline ridée, un fleuve délicieux. Rougeoyante, l'écarlate malédiction était la plus belle chose que j'avais vue. Elle couvrait soudain ses yeux, devenant d'invisibles globes. C'était plus beau que ces belles robes pontificales peintes par les les grands hommes du Quattrocento. C'était plus vrai que les nobles couleurs du drapeau.
Quelle vivacité me dis-je soudain ! Quelle force ! D'où vient-elle ? Sans poignard, j'avais ensanglanté le sphinx qui s'est jeté hors de sa belle hauteur. La haine m'avait mené, et mes bras s'apparentaient à une hache. Je me vis, comme un sycophante montre du doigt le voleur de pommes, dans le reflets de ses verres. J'étais laid et grandiose. Je respirais très fort, comme un vent traversant la montagne, apportant la folie. Mon ventre gonflait, puis se retirait, une vague terrifiante. Était-il mort, d'ailleurs, lui ?
Je m'approche du reste d'humanité, cette peau maigre et osseuse éclatée sur le parquet, rien n'en ressort, pas de marées, pas d'aquilon. Seulement une lente procession de son souffle exténuant « Pour vous, ô enfants, si vous pouviez me comprendre je vous donnerais de nombreux conseils ; mais, du moins, je ferai ce vœu que, là où vous vivrez, vous jouissiez d’une meilleure destinée que celle du père qui vous a engendrées ! »
Dans l'agonie entourée des mouches et des bruits des fumeurs en contre-bas de l'immeuble, je quitte la scène. Je suis bien plus libre, je me sens bien plus libre. Les serres ne peuvent plus me prendre. Le cabinet est fermé, moi seul en ai la clé. Je la jette dans les égouts. Je descends, la figure morne et sans passions, les escaliers humide, recouverts d'inscriptions. Des marques indélébiles. Je suis plus libre, mais mes ailes ne sont-elles pas tachées ?