Toute ma vie, j'ai attendu des trains sans arrêt. Ça a changé un jour, vous vous en doutez, si ce n'était pas le cas, je n'écrirais pas ce texte. Oui, les gens qui attendent, ils sont trop présents pour écrire quoi que ce soit, ils sont l'instant. Alors pourquoi s’asseoir ici, sur une chaise, dans un immeuble de Courbevoie, c'était étrange. Trouver la source de cette envie d'écrire, voilà qui me rendrait libre. J'avais réussi à ne plus attendre, c'était déjà bien, beaucoup de gens attendaient comme moi, bêtement, et regardaient par la fenêtre.
Croient-ils réellement qu'une histoire va arriver, une matinée dans ces banlieues françaises grises et brunes ? Ils s'en persuadent. Alors pourquoi suis-je (étais-je?) assis, là, contre la vitre de l'immeuble, face à un miroir au centre brisé, toute les pointes formant un talisman à l’intérieur du cadre. Ce n'était pas beau, pourtant. Ça n'essayait même pas de l'être. J'avais toujours attendu que le reflet ne réagisse pas comme moi, oui, je m'en souviens... Lorsque j'étais enfant, je faisais des tonnes de grimace dans la salle de bain dans l'espoir de voir mon reflet en avoir marre, dans l'espoir de le voir vivre autrement, d'être l'instant. L'instant est un temps d'inspiration, c'est ce que disait mon professeur d'art appliqué. Lui aussi aimait travailler avec les miroirs, mais il les voyait comme des labyrinthes. Ou bien voyait-il l'humanité ainsi reflétée ? Je ne sais pas trop. Il était bizarre de toute façons... Ça ne va pas très loin mon histoire, je voudrais écrire mais je parle, l'instant T... me mène sur le point J, et voilà les deux sécantes qui brouillent mon esprit !
Il se tut soudainement, il venait d'entendre un bruit provenant de l'escalier, il regarda, il était l'attention. Il se repassa les cheveux en regardant son portrait ondulé sur le miroir cassé. Qu'est-ce qu'il avait l'air là, présent. En tout cas, il prit un pistolet sous le fauteuil. Il se sentait libre, d'une certaine manière, il n'était pas comme cette pierre sur le coté de la route, qui attend la botte du voyageur pour faire un pas. Il avança lentement vers la cage d'escalier. Un visage remonta, quelle blancheur, une gamine.
Toute ma vie j'ai cherché des portes ouvertes. Ça n'a pas vraiment changé, c'est toujours la même vieille histoire. On ne change jamais, moi j'crois, on ment voilà tout. J'ai toujours été une dure, très tôt j'avais décidé de vivre ! Les garçons, quels cochons parfois, ils me crachaient à la figure et ça sentait la racine de la banlieue, comme il existe des racines de plantes amérindiennes. Je n'en avais jamais vu ni senti, seulement lu dans des vieux livres de mon père. Si vous voulez tout savoir, j'ai toujours été comme ça, à lire, lire, lire tout ce qui me tombait dessus. Mon père, il était dit « spécial » dans le quartier. Enfin, d'après ce que j'ai compris, c'était une manière de dire qu'il s'en fichait de ce qu'on disait de lui. Et c'est vrai, on s'en fichait. On lisait. Tout. J'étais omnivore, me disait-il. Pas comme les autres, « qui n'avaient qu'une seule gamelle, ils étaient aveugles au banquet du monde, bêtement » disait mon père.
Croyait-il réellement à ce qu'il disait ? Moi, je le croyais. Il était ma bible. Et il en avait l’épaisseur, dites. Et l'amour. C'était la seule chose qu'il professait avec certitude. Aimez votre miroir, disait-il ! Aimez le comme on aime les odeurs de sa jeunesse ! C'était un sacré sage, imaginez que par la suite, la lecture des penseurs que vénérait nos tantes éloignées, Confucius ou Lao Tseu, paraissait fade. C'était mon père tout imprimé dans des petits livres noirs et simples, aux caractères clairs, mais ce n'était pas Confucius, c'était mon père. Alors, j'ai fini par aimer Confucius et Lao Tseu parce qu'ils étaient le miroir de mon père... Alors, je les ai aimés, mais ils étaient deux, ils écrivaient mal et mon père parlait si bien, si doucement... Ah ! Pourquoi la mort touche-t-elle les lecteurs ? Pourquoi ne finissent-t-ils pas en recueil d'eux-même ? Pourquoi ne rejoignent-ils pas leurs héros de papier et d'encre ? Peut être avait-il trouvé la piste de Siddhartha dont il me parlait avec amusement, comme le « frère traître de la famille chinoise, celui qui a causé un froid aux repas de familles... » Et moi qui essaie de traduire mon père alors que je n'ai jamais pu le lire complètement !
Elle regarda soudain vers le plafond. L'escalier ressemblait à ces étroits labyrinthes chinois, tout était de porcelaine fine, quelle blancheur ! Elle monta avec joie les marches, un pas suave après l'autre, des échos doux résonnaient dans le petit couloir à la verticale. Elle vit une porte entrouverte, dehors, le bruit des rails sifflaient fort, emportant des millions de trompettes, des coups frappaient, dominaient l'espace, le train quitta la gare en laissant s'estomper son chant dans le lointain. Elle passa sa tête dans l'appartement. Elle vit un miroir brisé – « Malheur aux fantômes. » disait son père – et dedans, brillait un visage calme et perdu. Un visage qui attendait, un visage dur d'une colère passée...
Il sourit alors du sourire de celui qui sait tout conclu. Et légèrement, il fit feu.