J'adore les Odyssées. Tenez, ce matin, j'amenais un ami à la « Troade », la côte Nord-Ouest, endroit étrangement peu prisé aujourd'hui, mais qui m'a tant fait fantasmer toute ma vie. Je le conduisais à la côte, car, il allait prendre son voilier et débuter une aventure que je lui avais soufflé. C'était relier Troie et Ithaque, en un seul trajet, avec un voilier, en solitaire. Devant être seul, je ne pouvais l'accompagner, mais toute l'épopée revenait en moi, roulant sur l'autoroute qui menait à l'incroyable défi héroïque. Je sentais le goût du sable, c'était en plein mois d'Août. Le soleil frappait la phalange de voitures qui avançaient groupés vers le destin mené par Harès ou je ne sais quelle folie. Je regardais mon ami, il souriait, la barbe rougissante, le teint halé par le bonheur simple des vacances.
Nous étions parti d'Istanbul depuis sept heures, il était quinze heures, et accablé par la réverbération de la route et l'inlassable blanc hostile du sable à l'horizon, je n'étais plus aussi résistant que les héros auquel je pensais, je lâchais un peu la barre, et dangereusement, entamais une navigation plus mitigée. Les cieux s'assombrirent soudain, et alors que mon ami s'extasiait de ce changement incongru météorologique, la pluie croulant sur le véhicule me sortit de mes abîmes aveugles. Je me redressai fièrement, et contre l'humidité du sol, luttait jusqu'à la mort, la mer était proche et déjà les vagues nous arrachaient à la contemplation ! Enfin, tout cela était assez banal, après les jours lourds de chaleur que nous avions connu à lever le bouclier de la paresse contre le ciel jaune de fureur caniculaire témoignant de la frénésie de Phébus, il était normal de voir un tel orage.
Au milieu des tourbillons aquatiques qui frottaient contre les poubelles à roulettes, les chars modernes, un éclair frappa, ongle de Zeus grattant une impureté humaine. Impressionné, je redressai le gouvernail, et entendit au loin un cri :
« C'est le mariage du Ciel et de l'Enfer !
– Et nous sommes tous conviés ! répondit un amphitryon plus loin encore. »
Cependant que je galopais sans cesse parmi l'air électrique, mon ami rosé de teint à présent fredonna sur un air improvisé :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Avisé à ma conduite, cinglant vers l’héroïsme, je sifflais voire hurlais – pris d'une transcendance presque divine, je ne me rendais plus compte du volume et de la puissance de ma voix profonde – à mon compagnon d'arrêter ces bouffonneries modernes et décadentes qui empêchais toute concentration. On ne voyait rien, quoi ! Sur cette invective, il me répondit l'air blagueur « Si j'arrête mes fadaises, tu arrêtes ton char ! » qui me fit l'effet d'une flèche désinvolte. Pris d'une colère d'Achille, loupant de près un véhicule voisin, je grognais chef de guerre « Je ne fuirais pas devant des guignolades de Dieux ! »
Nous arrivâmes finalement à la côte, luxuriante et belle de sable fauve. Nous descendîmes tranquillement sous le ciel du soir, apaisé du tourment précédent, tout comme mon visage refroidissait de son courroux bougonard. Il détacha le nœud, monta à l'avant du beau navire, blanc comme l'ivoire le plus fin à reflet blond. Je l'aidais à remonter la voile, qui emplissa le ciel entier. J'étais un peu triste de ne pas partir avec lui. Mais c'était comme ça, l'eau tanguait, je retournais sur la terre des hommes.
Reprenant la route vers Istanbul, j'atteignais la banlieue où pullulaient les proletarius, les manches en haillons, la fière liberté dans le regard bleu azur. Ils voguaient à des occupations quoique petite, mais destinée aux grands. Ils étaient en dehors des hauts remparts de la cité,mais c'était eux qui maintenait tout cela. C'était grâce à eux que se maintenait la gloire de la Turquie, sa puissance qui impressionnaient les peuples étrangers, des Scythes aux Romains. Sur l'agora sale d'étalages, un déluré, un saturnien hurlait « La fin du monde, c'était hier, vous l'avez raté malheureux ! Je vous avez prévenu pourtant ! » mais il avait un sourire de bonté qui voilait la hargne de sa voix. Sa silhouette frêle se détacha et se perdit dans la brume humaine et le sable fin.
Dans la cité aux murs aux murs d'ambre clair, j'entrais, l'air alexandrin. Aux fenêtres presque volantes aux teintures éparses et formant une fresque formidable par les liaisons de couleurs entre appartement et goûts vestimentaires, les habitants semblaient m'acclamer tant leur joie était expressive. Le soleil remplissait soudain ma mémoire entière, et mon corps entier devenait un contraste entre éclat et ombre. Je n'étais plus qu'une conséquence du ciel, des Dieux, et de leur immanente présence, leurs yeux périphériques offrant une Justice totale sur nos vies misérables et formidables. Et l'air chaud touchait presque mon âme, comme si elle était pourvu d'une sensibilité.
Une place de parking s'offrait à moi, je me courbais d'un pas et garais la voiture pour pénétrer dans la haute-ville. Par sentiment océanique, j'étais une nausée complète, je m'étais perdu en moi, j'étais un large drap, et mon esprit guerrier s'était évanoui avec les beaux reflets sur ma veste grise. Je marchais bercé par je ne sais quoi, et chaque terrasse de café et de boutique était comme une île lointaine plus ou moins attrayante mais qui m'appelait d'un bruir fin, un chant de sirène.
Il y avait peu d'istanbuliotes dans les rues, seuls les touristes fascinés nageaient dans la soirée éclairée. Pourtant, un vieil habitué d'une épicerie parlait avec son frère, regardant d'un air mauvais les passants. Il était vaste, haut et majestueux, il avait cet allure de Rois des rois malgré sa tenue qui dénotait sa classe sociale dépravée. Ce qui charmait le plus en cet homme était sa barbe, cette magnifique écume de boucles, fines comme des bijoux d'Asie, qui donnait toute son autorité et sa beauté à cette figure grave surmonté d'un fez pourpre royal. Son frère le regardait, reconnaissant appuyé contre le mur, avec une barbe noire cendre réduite, de gros sourcils de doute ornait son front de semi-sage. Le Grand haranguait la politique du pays, qui allait de misère en déshonneur et qu'il fallait lutter pour conquérir grâce à un vrai chef. Mais en vérité, il avait l'air d'un fantôme, d'une illusion jeté par on ne sait quel mage éloigné. Cette illusion se prolongeait avec la tombée du jour, qui étant si bien installé ne semblait pouvoir mourir et se recouvrir de ténèbres.
Il était temps de rentrer, il était temps de se reposer car il n'y avait rien à faire de toute façons. Je cinglai alors vers mon foyer, dans ma marche rapide je sentais des oliviers me frôler, un chien jappa « Gloire ! » en traversant, être divin, l'avenue. Je rentrais dans mon appartement, la lune m'accompagnait, tourna ma clé, enfin, dans la serrure, et me jeta contre mon lit. Pour cacher le bruit de la rue, j'ouvrais la radio. On jouait « Heureux qui comme Ulysse » par un orchestre tendance d'Ankara. C'était toujours la même chose, ces musiques. De toutes façons, il y avait peu d'auditeurs lors de l'été, les étrangers ne parlaient pas la langue et fuyaient les prestations vernaculaires.
Lorsque je me mis au lit, soupirant et quelque peu morose de ce trajet quotidien, je me dis appuyé contre ma commode « Quel ennui que le mois d'Août. Tout le monde est parti et je les comprends ! Il ne se passe rien ici, c'est un trou. »